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Interview de Sabine Duflo, spécialiste de la surexposition aux écrans

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Psychologue auprès des familles, Sabine Duflo a lancé l’alerte il y a quelques années concernant la neurotoxicité des écrans. La praticienne est également l’initiatrice de la méthode dite des « 4 Pas » (pas le matin, pas pendant les repas, pas dans la chambre, pas 1h avant le coucher), devenue un classique pour limiter le temps d’écran. Rencontre.

Comment le sujet du temps d’écran est-il devenu une problématique majeure dans votre travail ?

Sabine Duflo : Par le terrain et l’expérience, uniquement. J’ai 50 ans, trois enfants, et je travaille en centre médico psychologique (CMP) depuis plus de vingt ans avec des enfants et leur famille, comme psychologue. On vient me consulter pour des problèmes banals de la vie quotidienne.

Je me suis aperçu, il y a une quinzaine d’années, qu’un élément nouveau avait pris place dans l’environnement des enfants. Le temps d’éveil des enfants se passait désormais devant un écran plutôt que dans l’interaction avec des copains, ou dans la manipulation d’objets (jeux, activités manuelles)…

Je travaille en Seine Saint-Denis, où les cultures sont très variées et très nombreuses. Pourtant cette diversité des cultures impacte peu l’éducation des enfants. Car ils grandissent tous aujourd’hui dans un environnement où la transmission parentale, la formation par un enseignant a été balayée par le numérique qui capte leur attention bien plus fortement. À ce moment-là je me suis demandé s’il existait des études sur ce processus de captation de l’attention et quels pouvaient être les effets à long terme.

Que disent les études aujourd’hui, sur la toxicité des écrans ?

Les études sont si nombreuses qu’on peut désormais produire des méta-analyses qui dégagent des conclusions globales à partir de l’ensemble des études déjà pratiquées. Il en ressort que plus le temps d’exposition aux écrans est important et précoce, plus l’impact sera négatif sur le développement de l’enfant. Il faut bien sûr affiner : il y a des contenus plus toxiques que d’autres, des montages plus délétères que d’autres (trop séquencés, trop d’effets visuels) Mais globalement, l’ l’impact est négatif. Il faut un humain pour élever le petit d’homme, et une machine ne peut remplacer cette fonction.

Quelles sont les conséquences de la surexposition ?

Les enfants naissent immatures et le restent très longtemps, vous prenez un petit poulain il est autonome au bout de quelques heures. Or il faut environ 20 ans pour que le cerveau humain aboutisse à sa maturation. L’homme est l’un des mammifères qui nécessite le temps d’éducation le plus long, c’est-à-dire une interaction prolongée avec des adultes. Et ça a certainement une fonction : non seulement à apprendre à interagir de manière adéquate avec les autres, mais surtout agir sur le monde de façon inédite. Car  les mécanismes d’exploration sont intimement liées à la réflexion qui elle-même repose sur le langage et l’observation. Dans mon livre Quand les écrans deviennent neurotoxiques (réédité en poche cet automne sous le titre Il ne décroche pas des écrans !),  j’essaie de montrer qu’on voit aujourd’hui des formes de pathologies inédites, qui sont liées à une exposition ultra-précoce aux écrans, c’est-à-dire quasiment dès la naissance, et prolongée, et qui privent l’enfant d’interactions humaines pourtant fondamentales. On voit des comportements et des symptômes qui n’existaient pas avant, et qui sont liés à l’absence d’interaction parent-enfant.

Et à la préadolescence et l’adolescence ?

Pour tous les âges il faut un usage limité des écrans, avec une attention apportée au contenu. L’adolescence est un moment important de maturation cérébrale, où l’adolescent construit son identité, en se différenciant des parents. C’est extrêmement important qu’un ado expérimente les groupes réels au sein desquels il va se confronter par le dialogue à d’autres modèles. L’image a un pouvoir très fort de séduction et de sidération, elle ne nous permet pas d’avoir la distance critique qui nous permettrait de juger de ce qu’on entend ou de ce qu’on perçoit. Mis trop tôt devant un écran, l’enfant ne peut développer une pensée autonome, un esprit critique.

Outre le temps d’écran, vous abordez aussi, en consultation et dans votre livre, la problématique de la qualité des contenus…

Il y a des films d’animation qui sont des chefs-d’œuvre, si on met l’enfant devant au bon âge, ce peut être une super expérience, un support pour l’imaginaire, pour rêver…  Mais les programmes jeunesses à la télévision ou sur YouTube Kids produisent essentiellement du mauvais contenu. Ils sont conçus pour capter l’enfant, avec un rythme frénétique des séquences d’images et de sons. Ce sont des stimulations sensorielles intenses, auxquelles l’enfant peut devenir addict, ce qui va l’empêcher de rechercher et d’apprécier autre chose, notamment des contenus narratifs qui procurent le plaisir d’une histoire racontée par l’image.

Vous avez initié le concept des 4 Pas, comme solution à la surexposition. Comment est-il né ?

J’ai écrit les conseils que je donnais aux parents car ceux-ci racontaient toujours la même chose : des enfants surexposés aux écrans avec des troubles de l’attention, des problèmes d’apprentissage, de comportement, de sommeil. Pour les enfants en dessous de trois ans, je recommandais d’arrêter complètement. Pour les plus grands, de limiter à certains moments de la journée.

Ces quatre pas font partie des recommandations actuelles de l’ AFPA (Association Française de Pédiatrie Ambulatoire)  et sur le site du Ministère chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes. Ce sont des conseils qui s’appuient sur le rythme de la journée de l’enfant, et qui concernent toute la famille. Donc Pas d’écran le matin, parce que dans tous les pays c’est un temps dédié aux apprentissages. Pas d’écran au moment des repas, pour garder ce moment d’échange privilégié entre parents et enfants. Pas d’écran dans la chambre de l’enfant, pour garder le contrôle sur le temps qu’il y passe, et aussi le contenu. Et enfin, Pas d’écran une heure avant de se coucher, parce que la lumière bleue empêche la sécrétion d’une neurohormone qui s’appelle la mélatonine et dont la sécrétion rend possible l’endormissement.

Les parents qui n’ont pas versé dans un excès dès le début sont en général contents de ce système. Jusqu’à dix ans, à l’entrée en sixième. Après, quand l’enfant se fait offrir une tablette ou un smartphone, là ça devient plus compliqué, parce qu’on réintroduit le loup dans la bergerie.

À l’entrée au collège, il faut continuer à suivre certaines recommandations…

Oui, c’est justement à l’âge de dix ans et plus que les systèmes de contrôles parentaux, tels que celui que vous proposez, peuvent être pertinents, c’est évident, je ne peux que soutenir que ça, même si je regrette que l’état ne se saisisse pas de cet enjeu. C’est un vrai problème de santé publique.

Est-ce qu’il y a une éducation des parents à faire, également ?

Oui, j’ai d’ailleurs choisi la famille pour faire cette campagne des 4 pas. Les parents se retrouvent avec un objet qu’ils n’avaient pas, enfants, il n’y avait que la télévision, peu d’ordinateurs, pas de smartphone et pas de tablette. Et ils ont envie de passer du stade d’observateur passif du massacre en cours à celui d’éducateur, mais pour ça il faut leur expliquer ce que les écrans font de manière simple, et moi c’est pour ça que je continue à me battre encore sur ce sujet, même si je m’y épuise un peu. C’est agréable de voir des parents prendre de bonnes mesures. Le parent observe bien, mais si personne ne lui dit de limiter le temps d’écran et de faire attention aux contenus, il risque de baisser les bras. Surtout que c’est extrêmement addictif.

Quelle activité proposer comme alternative au temps d’écran ?

La première étape c’est se libérer du temps parent/enfant, sans écran. Au début l’enfant va beaucoup solliciter le parent, parce qu’un enfant qui a beaucoup été devant un écran n’a pas appris à jouer seul. Il ne sait pas que son imagination est un trésor dont il peut tout sortir. Il ne sait pas vraiment s’amuser seul parce que l’écran joue ce rôle de simulateur de présence. Quand l’enfant a bénéficié de suffisamment d’attention parentale, il peut ensuite jouer seul, en autonomie, sans problème, sans difficulté. Et puis après cette étape, demander aux parents qu’il l’implique l’enfant dans les tâches de la maison. Le parent n’est pas qu’un animateur : les tâches font partie de l’éducation de l’enfant. Il est aussi moteur, donc c’est important de sortir avec lui quand il est jeune, et aussi de remplacer l’écran par des jeux classiques.

À lire : Sabine Duflo fait paraître son dernier livre, Il ne décroche pas des écrans (Marabout Poche), en poche, cet automne. Cas et études à l’appui, elle revient sur l’exposition précoce des enfants aux écrans, à la problématique des jeux vidéos violents, de la pornographie et de la qualité des contenus pour enfants.